Les 16 et 17 juin 2016 se sont tenus à Nice les assises annuelles de la ville innovante, cité du futur, forcément intelligente et connectée : bienvenue à la « Smart City ».

A l’heure de l’intercommunalité et des EPCI, les nouvelles technologies se mettent au service de la gestion administrative et privée, mais également à celui de l’usager, pour nous offrir un monde meilleur, plus facile à gérer, plus accessible et plus efficace. L’objectif à atteindre semble réalisable, mais les problématiques évoquées et relatées sont encore suffisamment nombreuses pour compromettre la généralisation des procédés à mettre en œuvre dans la gestion quotidienne des personnes publiques ou des personnes privées. Outre la question légitime du coût de développement, c’est également la fracture numérique qui révèle ici les limites d’un système. Les solutions exposées, développées à ce jour par les ingénieurs paraissent toutes plus séduisantes les unes que les autres, mais paraissent laisser de côté deux aspects on ne peut plus nécessaires pour assurer le succès de ce changement de paradigme : l’intégration de l’humain et du contractuel (ou plus largement du juridique) – dans le processus créatif de la maquette et de l’outil numérique. 

L’identification des besoins des utilisateurs finaux (personnes privées ou publiques) constitue par ailleurs un véritable défi, dépassant la simple logique « logicielle ». Ainsi, tandis que le maître d’ouvrage privé se tournera vers une solution de type BIM (« Building Information Modeling » - Modélisation des Données du Bâtiment) pour développer son projet, de la conception, à la réalisation, puis à l’exploitation, l’opérateur public se contentera encore d’une solution SIG techniquement moins développée, dans laquelle une maquette BIM ne pourra pas forcément s’intégrer facilement.

Une maquette numérique pour qui, à quel dessin et pour quoi faire ?

Telles sont les questions primordiales auxquelles tout développeur devra répondre, en concertation étroite avec son client, mais également aux publics auxquels la maquette sera destinée à terme : constructeur, maître d’ouvrage, exploitant de l’immeuble ou simple usager. Si pour l’utilisateur privé, le seul apport des solutions développée semble être à terme le plaisir de pouvoir accéder à de multiples données via un smartphone ou une plateforme collaborative librement consultable, la réponse à la question est plus complexe dès lors que l’on aborde le développement d’un projet de construction (la maquette fournira-t-elle un modèle unique ou des modèles ciblés ?) comme les futurs systèmes de gestion et d’exploitation du bâtiment. Reste donc à définir quelles données et pour quelle utilité ? Faisons confiance au Big Data pour répondre à cette question dans un temps proche.

Au long des débats et des présentations, c’est bien la question de l’interopérabilité des données et des logiciels d’exploitation qui est réapparue dans chaque échange. Tandis que les représentants CSTB (Centre Scientifique et Technique du Bâtiment) ont développé un BIM multi-échelle pour répondre au défi lancé par la ville du futur, à travers notamment un travail accru sur la normalisation – en liaison avec Mediaconstruct – et un offre de plateforme collaborative à destination des TPE/PME – lesquelles rappelons-le composent l’essentiel du tissu des entreprises de bâtiment – les représentants des villes se sont interrogés avec pertinence sur l’intégration de ces modèles dans leurs propres logiciels de SIG.

La réflexion doit en outre se mener tout en anticipant le développement de la nouvelle maquette numérique, à une époque où la vitesse du progrès scientifique et de l’évolution des solutions numériques tendent à dépasser la capacité d’adaptation des ressources humaines. C’est avant tout l’humain qu’il faut réintroduire dans la réflexion sur les solutions proposées : la technologie permet aujourd’hui à peu près tout, mais pour quelle finalité de service et quelle amélioration du quotidien ?

La recherche de la finalité du schéma numérique ne peut ainsi s’entendre sans réflexion sur l’utilité de la maquette construite, que ce soit chez l’opérateur public ou l’acteur privé. Là est peut-être la question centrale et fondamentale, sauf à vouloir confier la gestion de la maquette à une future intelligence artificielle, ce qui en soit devient parfaitement imaginable. 

Des intérêts réels pour l’ensemble des acteurs.

Maîtrise des coûts, anticipation et gestion des risques, pérennité de la gestion des équipements et des ressources naturelles, intégration d’un projet dans le tissu urbain … nombreux sont les critères qui peuvent pousser à la construction d’un modèle numérique de gestion du bien public ou du patrimoine privé. Les décideurs verront évidemment en premier lieu le coût de l’investissement, lequel devra être contrebalancé par des assurances en termes de bonne gestion et d’anticipation des risques, pour justifier un retour sur investissement. Ils auront également à apprécier la formation des équipes et la prise en compte d’un budget numérique dans chaque poste de dépense publique, pour permettre la convergence des services vers la même maquette.

Se pose ensuite la question du manageur de ces données, lequel aura la responsabilité d’assurer la cohérence du modèle et de permettre une utilisation normée et – si possible – aisée pour tout un chacun. Rappelons que la technologie n’est pas un but en soi, mais un outil au service du développement de l’humain et de la simplification, de la rationalisation et de la sécurisation des tâches accomplies et des données nécessaires pour le travail.

La durée de vie des bâtiments dépassant largement celle d’un être humain, la mémoire du bâtiment se veut désormais pérenne. L’objectif se combine avec l’intégration du bâtiment dans le périmètre urbain et son interaction avec les objectifs de développement durable et la gestion des ressources naturelles. La smart city se veut ainsi comme un prolongement des agendas 21 que de nombreuses communes ont adopté, ce qui justifierait pleinement la mise en place concomitante sur le territoire d’agendas smart city.

Un risque réel de fracture numérique.

Sans caricaturer le BIM et le SIG à un simple effet de mode, son développement anarchique et non coordonné ne présente-t-il pas le risque d’étendre la fracture numérique – existante et réelle au sein de la population – aux territoires et aux entreprises privées. Cette fracture n’est pas nouvelle dans le monde des actifs, mais il est frappant de voir qu’à travers la généralisation de la maquette numérique, tant au niveau des opérateurs publics que privés, elle risque de passer d’une échelle individuelle à un niveau plus global. Chez l’opérateur public, tandis que les villes de LYON ou de NICE paraissent pionnières dans le développement et la mise en place de solutions novatrices, quid d’autres métropoles et de villes moyennes à la traîne … sans mentionner les petites communes ? L’intercommunalité réaffirmée par la Loi n°2015-991 du 7 août 2015 portant sur la Nouvelle Organisation Territoriale de la République, dite « Loi NOTre », comprend un premier élément de réponse, mais néanmoins faible, confrontée au risque croissant de décalage technologique lequel va souvent de pair – avouons-le – avec une problématique budgétaire évidente et la recherche de nouveaux modes de financement, lesquels nécessitent un retour sur investissement. Chez l’opérateur privé, la même fracture peut se constater, du maître d’ouvrage à l’architecte. Il y a ceux qui s’y sont mis, ceux qui s’y mettent et ceux qui trainent … estimant que les solutions existantes sont peu pérennes, inadaptées à la spécificité du système français, ou tout simplement trop complexes à mettre en œuvre. Sur cela, il y aurait beaucoup à dire … et inutile de comparer la réponse française à l’avance anglo-saxonne.

Quelle appréhension pour le juriste ?

Et le juriste dans tout cela ? La réflexion technique n’a-t-elle pas devancé la réflexion sur l’organisation juridique du procédé ? A l’instar de certaines questions levées lors des rencontres interprofessionnelles, il parait légitime de s’interroger sur la propriété des données, la responsabilité de celui qui les fournit et la possibilité de leur libre exploitation, sans oublier la question IT.

L’IT sera premièrement réglée contractuellement, en privilégiant bien évidemment l’usage de solutions ouvertes, techniquement exportables, mais néanmoins construites et soumises à ce titre à la propriété intellectuelle de leur créateur. Voici un premier point que le contrat devra nécessairement traiter par l’utilisation de procédés relativement classiques et connus (licence d’exploitation, gestion des droits, solutions collaboratives, etc.)

La propriété des données intégrées soulève quant à elle de nombreux points de droit : la propriété de l’information sur les produits finis et les procédés utilisés, sa libre divulgation, ainsi que le droit d’auteur sur les créations architecturales.

Pour les produits industriels et les procédés de construction spécifiques, ce sera bien évidemment aux fabriquant et/ou aux chambres de métier de définir le standard permettant une numérisation uniforme des produits, mais également des procédés de construction employés dans un bâtiment : sans catalogue uniformisé, point de salut pour l’interopérabilité des données et leur libre partage. Car c’est bien vers une bibliothèque des produits et des procédés qu’il convient de se diriger pour qu’une maquette numérique puisse utilement renvoyer vers un composant précis.

Passée l’étape du référencement – laquelle constitue en soi un important chantier pour les industriels – viendra celle du contenu de l’information librement mise à disposition, en lien avec le code produit qui sera livré. Se trouve ici toute la limite du secret de fabrication, mais également des « spécificités produits » qu’un tel souhaitera révéler librement – ou non – dans des marchés fortement concurrentiels, mais également contrefaisants. L’écueil est de taille et il est probable que la fiche produit ne pourra dépasser le simple descriptif publicitaire, sans contenir des données plus précises, faute pour nombre de fabricants de perdre l’avantage concurrentiel que justifie leur R&D.

Les composants une fois assemblés et intégrés à la maquette, se posera la question de la création architecturale et des droits de propriété intellectuelle sur la création globale. Pas d’obstacle juridique majeur sur ce point, des clauses de cession de droit d’exploitation et de reproduction permettant de régler la difficulté. Relevons au passage que grâce à la maquette numérique, les droits inaliénables de l’auteur (notamment paternité et respect de l’intégrité de l’œuvre) pourront certainement être mieux garantis dans le futur qu’ils ne peuvent l’être aujourd’hui – où la traçabilité de certaines créations peut laisser à désirer. Allez aujourd’hui rechercher l’architecte concepteur d’un immeuble des années 60 non « signé » ou répertorié pour son intérêt architectural à ce jour ! Pour les services d’urbanisme et leur Système d‘Information Géographique de la politique de la ville (SIG) se posera nécessairement, passé un certain degré de représentation de leur maquette, la question du droit de reproduction des œuvres architecturales, laquelle pourra là-aussi être traitée en droit par des procédés similaires à ceux qui existent pour la photographie touristique ou la photographie en milieu ouvert et urbain. Autrement dit, dès lors que la maquette permettra de fournir des détails suffisamment précis sur une œuvre identifiable, la question du droit de représentation se posera nécessairement, pour ne pas évoquer celle du droit à l’image des biens. Le critère sera bien le degré de précision et d’identification, personne n’étant en revanche propriétaire de droits de propriété intellectuelle sur un simple volume bâti, fut-il en 3D. Le détail de la photographie 3D importera.

La réflexion juridique n’est ici qu’à sa première étape, la maquette juridique intéressant également le droit de l’assurance, le droit de la construction, ainsi que potentiellement l’encadrement des loyers et les conditions d’exploitation des immeubles.

Que peuvent en dire les assureurs ?

En matière d’assurance, la maquette numérique, bien renseignée et utilisée, constituera un instrument fantastique pour les assureurs en matière d’informations exploitables, que ce soit dans le cadre de la construction du bâtiment ou de sa future exploitation. Ce sont tout d’abord les marchés et les attestations d’assurance que la maquette pourrait renseigner, mais également les CR de chantiers de l’architecte et les renseignements sur la vie du chantier, pendant la construction, outre les matériaux utilisés et les fiches produits. La maquette permettra également d’identifier l’existence d’un Elément Pouvant entraîner la Responsabilité Solidaire (EPERS), dans le cadre de la construction, ou l’utilisation de simples éléments d’équipements standardisés. L’analyse des données permettra également d’appréhender les désordres sériels, comme l’industrie de l’automobile peut le faire pour certaines séries de véhicule mis en circulation. C’est aussi une autre manière de construire qui sera induite, le succès de la maquette – de ce point de vue – étant aussi fonction de la collaboration et du sérieux des intervenants, lesquels pourront au demeurant être notés et référencés selon de nouveaux critères conduisant au développement d’un label maquette numérique / BIM. Le croisement du Big Data avec la systématisation de traitement des dossiers permettra assurément aux assureurs de gagner par la suite un temps précieux dans le traitement des dossiers, pour gagner en temps et efficacité du traitement des recours, et très certainement également en coûts de gestion, à une époque où la charge du contentieux construction constitue pour nombre de services une équation difficilement résolue entre le coût humain et le coût de traitement des réclamations.

Au stade de la construction d’un bâtiment, le développement d’un standard de maquette numérique pour l’instruction d’un permis de construire n’est plus une fiction, mais très certainement une réalité prochaine, pour les services d’urbanisme. Projection du bâti dans l’espace urbain, pour mieux apprécier son intégration et le respect des règles du PLU (pensons en premier lieu à une meilleure lecture en 3D du critère du gabarit enveloppe), mais également meilleure information des tiers et facilité des discussions en cas de modification du projet. L’utilité de la maquette est également bien réelle pour le futur exploitant et même pour le locataire. Ceux-ci pourront ainsi utiliser et actualiser – chacun à son niveau – le volet de la maquette qui lui sera remis, pour assurer la pérennité dans le temps du bâtiment et son interaction avec son environnement. Au final, c’est donc bien un outil polymorphe qui est en cours de développement, pour répondre aux besoins convergents des différents acteurs d’un même secteur, mais également à la collecte d’informations publiques et librement disponibles, pour l’administration et les administrés. La formation des utilisateurs constituera la clé de voute essentielle à la réussite du système qui verra appliquer des recettes bien connues de l’industrie au secteur du bâtiment, quitte à bouleverser certaines habitudes nationales pour imposer des procédés uniformisés à l’échelle globale.  bien évidemment tenir compte des compétences informatiques nécessaires pour 

Ces quelques considérations fournissent un premier aperçu des questions soulevées pour le juriste par le développement des maquettes numériques, lesquelles présagent non seulement la ville et les bâtiments de demain, mais tout un monde interconnecté ou l’avatar numérique sera le double de toute création matérielle et intellectuelle.

Vaste chantier et vaste défi pour un nouveau monde collaboratif !