Ecartelé entre le réflexe délictuel en matière de contrefaçon, et le principe du non-cumul des responsabilités, le praticien français ne sait parfois plus sur quel pied danser. Agir sur une base délictuelle ou contractuelle ? Pour le défendeur également, l’enjeu est important. Pour l’avocat général de la CJUE, l’action que le titulaire des droits d’auteur sur un programme informatique peut exercer contre le titulaire de la licence, pour cause de violation des facultés propres du titulaire des droits, peut être de nature contractuelle.

Dans le monde professionnel, la contrefaçon sauvage avec contournement d’une mesure de protection, n’est pas nécessairement l’hypothèse la plus fréquente ; on rencontre plus souvent des dossiers complexes, par exemple :

Le téléchargement libre d’un logiciel sous conditions. Même si le logiciel n’est pas nécessairement gratuit, son téléchargement est possible et non-contrôlé, souvent à titre d’essai ou en tant que version de base. Le litige survient lorsque l’auteur attend de l’utilisateur un comportement (une déclaration, un paiement après une période d’essai, l’arrêt de l’utilisation après cette période, la non-utilisation de fonctions avancées, etc.) qui ne vient pas.

Le logiciel sous licence avec droit octroyé à l’utilisateur de modifier les paramètres, installer des modules, activer des options, etc. Chaque décision de l’utilisateur peut engendrer, en fonction des dispositions contractuelles, l’obligation de payer des sommes supplémentaires. Les erreurs sont possibles et fréquentes, et l’éditeur se réserve généralement une possibilité d’audit qui débouche très souvent sur des manquements constatés. Les pénalités contractuelles sont régulièrement tellement élevées que le litige est inévitable. Les tristement célèbres licences Oracle, Microsoft, SAP et autres IBM entrent dans cette catégorie.

Le logiciel sous licence avec des droits conférés à l’utilisateur en fonction et conditions. Le litige survient lorsque les parties sont en désaccord sur la réunion ou non de ces conditions. Par exemple, lorsque le client a contractuellement le droit de décompiler si 4 conditions sont remplies et y procède, mais que l’éditeur considère qu’il manque 1 condition et s’y oppose.

Les enjeux

Dans ces hypothèses complexes, le choix de l’action est important : la matière est-elle contractuelle, délictuelle (comportement volontaire) ou quasi délictuelle (erreur de comportement) ?

La question n’a rien de théorique : les enjeux sont au contraire extrêmement importants en pratique.

  • On pense à la compétence, surtout dans un contexte international fréquent, où la détermination du juge compétent répond à des logiques et dispositions propres selon que l’on est en matière délictuelle ou contractuelle.
  • On pense aux conséquences financières. Les dommages et intérêts ne se calculent pas de la même manière, surtout à l’égard d’un objet de propriété intellectuelle vis-à-vis duquel le droit permet parfois des évaluations de préjudice forfaitaires. Que dire aussi des clauses pénales et clauses contractuelles de calcul et/ou limitation du préjudice ?
  • On songe aussi aux règles de l’interprétation, laquelle se fait de « bonne foi » et conformément aux dispositions du code civil dans un contexte contractuel, mais pas en matière délictuelle ou la faute répond à une logique propre.

Le réflexe français

Le droit français “considère de manière traditionnelle que la contrefaçon, laquelle est à l’origine un délit pénal, ressort de la responsabilité délictuelle et non de l’inexécution d’un contrat”. Ce n’est pas nous qui le disons, mais la Cour d’appel de Paris dans un arrêt du 16 octobre 2018.

Il n’est pas simple de concilier cela avec le principe du non‑cumul des responsabilités délictuelle et contractuelle en droit français, qui implique :

  • qu’il n’est pas possible d’engager en même temps la responsabilité contractuelle et la responsabilité délictuelle d’une personne pour les mêmes faits,
  • que la responsabilité délictuelle est écartée au profit de la responsabilité contractuelle dès lors que les parties sont liées par un contrat valable et le dommage subi par l’une des parties résulte de l’inexécution ou de la mauvaise exécution de l’une des obligations du contrat.

La Cour d’appel ne sait plus sur quel pied danser et relève que « c’est non sans pertinence que la société appelante soutient que la contrefaçon ne serait pas par essence une action délictuelle mais pourrait aussi résulter de l’inexécution d’un contrat. (…) »

Coincée entre la jurisprudence « contrefaçon » qui actionne par réflexe la responsabilité délictuelle, et le principe de non-cumul qui demande de privilégier la responsabilité contractuelle dans certains cas de concours, la Cour d’appel avait décidé de poser une question préjudicielle à la CJUE :

« Le fait pour un licencié de logiciel de ne pas respecter les termes d’un contrat de licence de logiciel (par expiration d’une période d’essai, dépassement du nombre d’utilisateurs autorisés ou d’une autre unité de mesure, comme les processeurs pouvant être utilisés pour faire exécuter les instructions du logiciel, ou par modification du code-source du logiciel lorsque la licence réserve ce droit au titulaire initial) constitue-t-il :

  • une contrefaçon (au sens de la directive 2004/48 du 29 avril 2004) subie par le titulaire du droit d’auteur du logiciel réservé par l’article 4 de la directive 2009/24/CE du 23 avril 2009 concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur
  • ou bien peut-il obéir à un régime juridique distinct, comme le régime de la responsabilité contractuelle de droit commun ? »

Qu’en pense l’avocat général ?

Pour des raisons procédurales propres à la cour de justice, l’avocat général estime qu’il n’a pas à se pencher sur trois des quatre circonstances litigieuses, à savoir l’expiration de la période d’essai, l’excès du nombre d’usagers autorisés et le dépassement d’une autre unité de mesure.

C’est regrettable pour le droit, mais l’avocat général est d’avis que seul l’éventuel manquement au contrat pour cause de modification du code source aurait un lien avec la procédure au principal. Il ne répond donc que sur ce sujet-là.

Pour l’avocat général, la directive 2009/24 impose au législateur national l’obligation de protéger les programmes d’ordinateur au moyen des droits d’auteur, sans pourtant associer à cette obligation un régime juridique de préférence ou à l’exclusion d’un autre. « Autrement dit, [la directive] ne prend pas position sur la question de savoir si la réclamation pour cause de violation du droit d’auteur, lorsqu’elle résulte d’un manquement contractuel, doit être canalisée par l’intermédiaire du régime de la responsabilité contractuelle de droit commun, ou si elle peut être couverte par un autre régime, tel que celui prévu en France pour la contrefaçon. »

Pour l’avocat général, il en va de même de la directive 2004/48 sous réserve que celle-ci exige en revanche « que les mesures, procédures et réparations adoptées par les États membres pour garantir le respect des droits de propriété intellectuelle répondent aux conditions suivantes : elles doivent être loyales et équitables, effectives, proportionnées et dissuasives, ne doivent pas être inutilement complexes ou coûteuses et ne doivent pas comporter de délais déraisonnables ni entraîner de retards injustifiés ; elles doivent être appliquées de manière à éviter la création d’obstacles au commerce légitime et à offrir des sauvegardes contre leur usage abusif. »

Pour l’avocat général il ne faut déduire de ce texte que ces qualités doivent remplies de manière superlative, autrement dit, qu’elles soient “les plus effectives, les plus dissuasives” ou celles qui créent le moins d’obstacles pour le commerce légitime. La conclusion qu’il tire est que le régime de la responsabilité contractuelle, même s’il est généralement considéré comme moins agressif, pourrait, en fonction de ce que prévoit le droit national, remplir tous ces conditions. Il attire toutefois l’attention sur le fait qu’en ce qui concerne l’indemnisation, l’article 13 de la directive 2004/48 impose de calculer les indemnités en considérant « tous les aspects appropriés » et en précise certains qui doivent être pris en compte également si l’action est de nature contractuelle.

La protection contractuelle moins effective que la protection délictuelle ?

Pour l’avocat général, l’élément décisif dans cette affaire est de savoir si le principe de non-cumul du droit français qui refuse au propriétaire d’un programme informatique l’action en contrefaçon lorsque (et parce que) la violation de ses droits implique en même temps un manquement contractuel, « rend impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits d’auteur conférés par le droit de l’Union ».

Il estime que non : « même si l’on pouvait affirmer que, en théorie, l’intéressé serait dans une meilleure position en agissant au moyen d’une action en contrefaçon, le principe d’effectivité, en tant que limite à l’autonomie procédurale du législateur national, ne va pas aussi loin. À l’égard de ce principe, l’important n’est pas de déterminer quelle serait la solution la plus protectrice du droit du propriétaire du programme d’ordinateur, mais si celle qui existe rend excessivement difficile la défense de ce droit. »

C’est du contrat !

Il en déduit que le fondement juridique de l’action que le titulaire des droits d’auteur sur un programme informatique peut exercer contre le titulaire de la licence, pour cause de violation des facultés propres du titulaire des droits, est de nature contractuelle lorsque le contrat de licence réserve ces facultés au titulaire du programme, conformément à l’article 5 paragraphe 1, de la directive 2009/24, et qu’il appartient au législateur national de déterminer, en respectant les dispositions de la directive 2004/48 et les principes d’équivalence et d’effectivité, les modalités procédurales nécessaires à la protection des droits d’auteur sur le programme d’ordinateur en cas de violation de ces derniers, lorsque cette violation implique simultanément une violation de ces droits et un manquement contractuel.

Plus d’infos ?

En lisant les conclusions de l’avocat général, disponibles en annexe.

Conclusions de l’avocat général