Dans un arrêt du 7 octobre 2015 1, la Cour de cassation a apporté des précisions importantes quant à sa lecture du régime des clauses attributives de juridiction au sein de l'Union européenne, et ainsi complété sa jurisprudence sur les clauses dites asymétriques 2, c'est-à-dire celles ne conférant pas de droits identiques à chaque partie au contrat.
Dans cette affaire, une société française et une société irlandaise avaient conclu un contrat qui contenait une clause attributive de juridiction aux termes de laquelle les parties acceptaient de se soumettre, en cas de litige, à la compétence des tribunaux de la République d'Irlande. Toutefois, cette même clause réservait à la société irlandaise, et à elle seule, la possibilité de saisir les juridictions du lieu du siège social de son co-contractant ou les juridictions de tout pays où elle subirait un préjudice du fait de son co-contractant.
Invoquant des infractions au droit de la concurrence de la part de la société irlandaise, la société française a saisi le Tribunal de commerce de Paris en réparation du préjudice subi.
La société irlandaise a alors soulevé une exception d'incompétence au profit des juridictions irlandaises qui a été accueillie par les juges consulaires. La société française n'ayant pas eu plus de succès devant la Cour d'appel de Paris, un pourvoi a été formé et a donné lieu à l'arrêt du 7 octobre 2015.
A cette occasion, la Cour de cassation a :
- affiné sa jurisprudence Rothschild-Crédit Suisse en validant les clauses de juridiction asymétriques pour peu qu'elles permettent d'identifier de manière objective les juridictions éventuellement compétentes au choix de la partie bénéficiant de l'asymétrie ;
- intégré à sa jurisprudence celle de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) aux termes de laquelle les clauses d'élection de juridiction ne peuvent s'appliquer aux litiges portant sur la violation alléguée du droit européen de la concurrence que si ces clauses le prévoient spécialement.
Ces deux volets sont analysés successivement ci-après.
1. Validité des clauses attributives de juridiction asymétriques
A côté des clauses attributives de juridiction exclusives, en vertu desquelles les parties à un contrat acceptent par avance de soumettre leurs différends à une juridiction unique et identifiée, la pratique a développé, essentiellement sous l'influence anglo-saxonne, des formes plus complexes visant à élargir le champ des juridictions possibles au bénéfice, le plus souvent, d'une seule des parties (en position de force dans les négociations contractuelles).
Cette deuxième catégorie de clauses, dites "asymétriques" ou "optionnelles unilatérales"3, "instaure une dissymétrie des solutions suivant la personne du demandeur à l'action en justice" 4. Le plus souvent, en vertu de ces clauses :
- l'une des parties se voit obligée de porter ses demandes devant un for déterminé par la clause (en règle générale le tribunal du domicile de son partenaire) ;
- tandis que son co-contractant dispose, lui, d'une plus grande liberté dont le périmètre peut varier grandement en fonction de la rédaction de la clause et qui peut, en pratique, aller jusqu'à laisser à son bénéficiaire la possibilité de saisir tout autre tribunal qui se déclarerait compétent pour connaître du litige en l'absence de clause.
La clause d'élection de for en cause dans l'arrêt commenté était bien une clause asymétrique : la société française n'avait d'autre choix que de saisir les juridictions irlandaises, la société irlandaise bénéficiant, quant à elle, d'une plus grande latitude. La société irlandaise pouvait ainsi saisir les juridictions du lieu du siège social de son co-contractant ou celles de tout pays où elle aurait subi un préjudice (du fait de son co-contractant), outre les juridictions irlandaises.
Devant la Cour d'appel, la société française a fait valoir que cette clause attributive était "nulle et de nul effet pour être potestative et pour ne pas répondre à l'impératif de prévisibilité" 5. Cette dernière entendait ainsi se prévaloir de la désormais fameuse jurisprudence Rothschild 6. Dans un arrêt du 26 septembre 2012, la Cour de cassation avait, en effet, privé d'effet une clause d'élection de for offrant à une seule des parties la possibilité de porter un litige devant la juridiction désignée par la clause ou "tout autre tribunal compétent" au motif que cette clause "revêtait un caractère potestatif (…), de sorte qu'elle était contraire à l'objet et à la finalité de la prorogation de compétence ouverte par l'article 23" du Règlement n°44/2001 ayant unifié les règles de compétence au sein de l'Union européenne 7.
Malgré les nombreuses critiques contre sa jurisprudence Rothschild, la Cour de cassation l'avait néanmoins confirmée, pour l'essentiel, dans un arrêt du 25 mars 2015 rendu, cette fois, en application de la Convention de Lugano 8 (pendant sur ce sujet du Règlement n°44/2001) et connu désormais sous le nom d'arrêt Crédit Suisse. La Cour avait toutefois supprimé, à cette occasion, toute référence au concept de postestativité, se contentant d'en appeler au principe de prévisibilité érigé en principe cardinal par ses soins.
L'arrêt Crédit Suisse, non encore rendu à l'époque du pourvoi ayant donné lieu à la décision commentée, permettait d'anticiper la solution retenue dans l'arrêt du 7 octobre 2015. En effet, la Cour y avait laissé entendre qu'elle n'était pas opposée, par principe, à toute forme d'asymétrie dans les clauses d'élection de for. Elle n'avait sanctionné la clause en question (similaire à la clause Rothschild) qu'après avoir relevé qu'elle ne définissait pas les "éléments objectifs" sur lesquels la partie bénéficiant de l'asymétrie devait se fonder pour saisir une juridiction alternative à celle s'imposant à son co-contractant. Autrement dit, la Cour suggérait qu'elle validerait une clause asymétrique pour peu que la partie ne bénéficiant pas de l'asymétrie puisse anticiper de façon objective les fors alternatifs à la disposition de son co-contractant.
L'arrêt du 7 octobre 2015 vient confirmer la solution pressentie à la suite de l'arrêt Crédit Suisse. La Cour a en effet repris à son compte le raisonnement des juges du fond qui avaient considéré que la clause attributive de juridiction répondait bien, en l'espèce, "à l'impératif de prévisibilité" dans la mesure où elle permettait "d'identifier les juridictions éventuellement amenées à se saisir d'un litige". Il ne pouvait donc "être considéré que le choix de la juridiction compétente se trouve abandonné à la seule discrétion de [la société irlandaise] dès lors que seules les juridictions du lieu du siège social [de la société française] ou du lieu où le dommage a été subi par [la société irlandaise] peuvent être saisies ce qui exclut, au regard des critères précis édictées pour la détermination des juridictions compétentes, fussent-elles multiples, tout caractère potestatif (…)".
Pour la Cour de cassation, même si les sociétés irlandaise et française ne bénéficiaient pas de la même liberté dans le choix de la juridiction appelée à connaître d'un litige, la clause attributive respectait l'impératif de prévisibilité en ce qu'elle permettait d'identifier les juridictions éventuellement compétentes de façon objective, et hors de contrôle du bénéficiaire de la clause.
Trois ans après l'arrêt Rothschild, la jurisprudence de la Cour de cassation apparait désormais plus claire. Pour cette dernière, les clauses asymétriques qui offrent à une seule partie la possibilité de saisir toute juridiction compétente demeurent à proscrire, tandis que celles permettant de déterminer objectivement les fors concurrents (qu'ils soient énumérés dans la clause ou que celle-ci précise des règles spécifiques d'identification) peuvent être valablement conclues.
Si la Cour de cassation a construit, en trois décisions, une jurisprudence lisible pour les praticiens, il n'en demeure pas moins qu'elle n'est pas exempte de critique.
En effet, les arrêts Rothschild et Crédit Suisse, en ce qu'ils ont sanctionné les clauses asymétriques laissant toute liberté à l'une des parties de saisir tout tribunal compétent en dehors de la juridiction précisément désignée par les parties, se sont clairement opposés à la tradition anglo-saxonne en la matière, pour laquelle ce type de clause est parfaitement valable. Avec ces arrêts, la Cour de cassation a en outre implicitement jugé que le Règlement n°44/2001 avait réduit la liberté contractuelle sur cette question puisque la Convention de Bruxelles, ancêtre du Règlement, avait validé expressément ce type de clause.
En tout état de cause, la jurisprudence de la Cour de cassation n'a pu prospérer que dans le silence de la CJUE. Celle-ci n'a en effet pas eu à se prononcer sur ce type de clause depuis que la Convention de Bruxelles a été remplacée par le Règlement n°44/2001. Or, d'autres juridictions européennes, appliquant le même texte européen, ont continué (et continuent) à donner effet à ce type de clause malgré la jurisprudence française, créant ainsi un décalage fort malvenu au sein de l'Union.
Les termes du débat ont en outre été récemment modifiés avec l'entrée en vigueur, le 10 janvier 2015, du Règlement n°1215/2012 9 qui a remplacé le Règlement n°44/2001. En effet, à la différence de ce dernier, qui ne se prononçait pas sur la question de la validité au fond d'une clause d'élection de for, le nouveau texte prévoit désormais que cette question devra être appréciée selon le droit de l'Etat membre des juridictions désignées par la clause en question 10. Ce texte signe-t-il le glas, du moins en pratique, de la jurisprudence Rothschild-Crédit Suissedans la mesure où, le plus souvent, la juridiction désignée par la clause ne sera vraisemblablement pas la juridiction française ? L'avenir le dira.
Pour l'heure, les opérateurs économiques engagés dans des transactions entretenant un lien de rattachement avec la France doivent continuer à faire preuve de la plus grande prudence dans la rédaction de leur clause d'élection de for. Ceux qui tiennent absolument à se ménager des options de compétence seront bien inspirés de les définir avec précision.
Au demeurant, l'arrêt commenté est une nouvelle occasion de s'interroger sur l'utilité des clauses asymétriques au sein de l'Union européenne. En effet, le régime de circulation des décisions de justice y a été tellement facilité – le Règlement n°1215/2012 a poursuivi le mouvement enclenché par la Convention de Bruxelles et déjà amélioré par le Règlement n°44/2001 – que l'intérêt pratique de ces clauses apparaît aujourd'hui bien incertain. D'un point de vue pratique, dans la grande majorité des cas les plaideurs auront intérêt à veiller à ce qu'il existe un alignement entre la juridiction compétente et le droit applicable, puis à faire reconnaître la décision obtenue là où les impératifs d'exécution le justifieront.
2. Portée des clauses attributives de juridiction et pratiques anti-concurrentielles
La société française faisait également grief à la Cour d'appel d'avoir considéré que la clause attributive de juridiction litigieuse avait vocation à s'appliquer au litige qui l'opposait à la société irlandaise. Elle estimait, en effet, que le différend, qui concernait des pratiques anti-concurrentielles prétendument commises par la société irlandaise, ne pouvait entrer dans le champ d'application de ladite clause.
Le Cour d'appel avait rejeté cet argument et considéré que le litige en cause entrait bien dans le champ d'application de la clause attributive, laquelle ne contenait pas de restriction particulière quant à sa portée. Partant, elle avait "vocation à s'appliquer à tout litige né" de l'exécution du contrat, y compris donc les pratiques anti-concurrentielles. Ce faisant, les juges du fond s'étaient inscrits dans le cadre d'une jurisprudence française bien établie selon laquelle une action de nature délictuelle (telle une action en responsabilité fondée sur une entorse au droit de la concurrence) ne se trouve pas exclue, par nature, du champ d'application d'une clause contractuelle d'élection de for, l'application de cette dernière dépendant de son libellé 11.
La Cour de cassation censure toutefois la position des juges du fond sur le fondement d'un arrêt récent de la CJUE. Dans leur décision CDC Hydrogen Peroxide SA, les juges européens ont considéré que l'article 23 du Règlement n°44/2001 "doit être interprété en ce sens qu’il permet, dans le cas où des dommages et intérêts sont réclamés en justice en raison [d'une entorse au droit de la concurrence européen] de prendre en compte les clauses attributives de juridiction (…) à la condition que ces clauses se réfèrent aux différends relatifs à la responsabilité encourue du fait d’une infraction au droit de la concurrence" 12.
Une référence expresse aux pratiques anti-concurrentielles est ainsi exigée par la CJUE dans la clause d'élection de for pour que celle-ci ait vocation à s'appliquer aux différends relatifs aux infractions au droit de la concurrence européen. En l'espèce, la clause ne satisfaisait pas à cette exigence et les accusations de la société française reposaient bien, en partie du moins, sur le droit de la concurrence européen ; la cassation était donc inévitable.
D'un point de vue pratique, cette importation (obligatoire) de la jurisprudence européenne impose désormais aux rédacteurs de clauses d'élection de juridiction de prendre en compte l'exigence de spécificité imposée par la CJUE.
D'un point de vue juridique, une question demeure. La solution de l'arrêt CDC Hydrogen Peroxide SA ne vaut-elle que pour les infractions au droit européen de la concurrence ou doit-elle être étendue à toutes les infractions au droit de la concurrence, y compris celles issues des droits nationaux ? Dans la mesure où la société française s'était prévalue à la fois du droit européen et du droit français devant la Cour d'appel, nul doute que la Cour de renvoi devra se pencher sur cette question. De deux choses l'une, soit elle décidera que la clause est globalement inapplicable en présence d'infractions supposées au droit de la concurrence européen comme français, soit elle estimera que seules les allégations fondées sur le droit européen doivent être exclues du champ d'application de ladite clause. La première solution déboucherait vraisemblablement sur une compétence française pour l'ensemble du litige mais reviendrait en partie sur une jurisprudence ancienne 13, la seconde impliquerait un fractionnement du contentieux, avec une partie relevant des juridictions irlandaises et l'autre des juridictions françaises.