Le 17 juin 2016, le Cabinet fédéral a approuvé un décret d’urgence (le « décret ») visant la protection de l’habitat de la rainette faux-grillon de l’Ouest (population des Grands Lacs / Saint-Laurent et du Bouclier canadien) à La Prairie, au Québec. Le décret a été publié dans la Gazette du Canada le 29 juin et entrera en vigueur le 17 juillet 2016. Il s’agit du deuxième décret d’urgence émis en vertu de la Loi sur les espèces en péril (« LEP ») et du premier qui touche des terres privées. Selon l’information publiée avec le décret, il est clair que le décret aura des répercussions importantes sur les intérêts à la fois publics et privés.

Le décret vise à protéger la métapopulation de grenouilles de La Prairie, en empêchant la destruction de 90 % de l’habitat convenable de l’espèce. Il s’applique à un territoire en banlieue de Montréal d’environ 2 km2, qui fait actuellement l’objet d’activités de développement importantes. Afin d’atteindre cet objectif de protection, une gamme d’activités seront interdites, notamment les suivantes :

  • les impacts sur le sol et la végétation;
  • l’altération des eaux de surface;
  • l’installation d’infrastructures ou leur entretien;
  • l’utilisation de tout véhicule motorisé (y compris les VTT et les motoneiges) ailleurs que sur la route ou les sentiers pavés;
  • l’installation de structures qui font obstacle à la migration des grenouilles;
  • le dépôt de matériaux ou de substances et l’utilisation de produits antiparasitaires ou d’engrais.

Toutefois, les activités associées à la santé ou à la sécurité publique qui sont autorisées par les lois provinciales sont exemptées du décret. Le décret prévoit une disposition énonçant que son non-respect constitue une infraction en vertu de la LEP.

Le décret fait partie d’un processus ayant été amorcé il y a plusieurs années lorsque le ministre fédéral de l’Environnement a refusé de recommander au Cabinet d’émettre un décret d’urgence pour protéger l’habitat de la grenouille. Cette décision a fait l’objet d’une contestation judiciaire couronnée de succès, et la Cour fédérale a ensuite émis une ordonnance enjoignant au ministre de réexaminer si l’espèce était exposée à une menace imminente pour son rétablissement. À la suite de ce réexamen, une évaluation d’une menace imminente a été réalisée, et la ministre, nommée sous le gouvernement libéral élu en octobre 2015, a recommandé d’émettre le décret d’urgence.

L’émission de ce décret d’urgence s’inscrit dans le contexte de ce qui semble être un changement important dans la politique du gouvernement fédéral en ce qui concerne la mise en œuvre de la LEP au pays au cours des six derniers mois. En plus de ce décret, les stratégies de rétablissement et les plans d’action, de même que les décrets de protection de l’habitat d’espèces fédérales (à savoir les espèces aquatiques et les oiseaux migrateurs) se sont multipliés au cours des derniers mois.

Impacts du décret

Bien que certaines terres touchées par le décret aient déjà été réservées à des fins de conservation, une grande partie des terres privées était déjà destinée à un important projet de développement résidentiel. Selon l’étude d’impact de la réglementation soumise au Cabinet, Environnement et Changement climatique Canada a examiné les mesures non réglementaires prises par la municipalité et les promoteurs pour atténuer les impacts sur l’espèce et a conclu que l’efficacité de ces mesures était incertaine.

Lors de la consultation publique tenue dans le cadre du projet de décret, la perte de revenu global pour les propriétaires fonciers et les promoteurs constituait une préoccupation importante. L’analyse coûts-avantages comprise dans l’étude d’impact de la réglementation reconnaît qu’en raison du décret, l’aménagement de deux phases du développement résidentiel prévu, soit environ 171 maisons, ne pourra être réalisé. Les « coûts pour la société » désignés comme résultant du décret ne comprennent que la perte de valeur des terrains aménageables (7,8 M$ CA) et la perte de valeur des services des infrastructures qui avaient déjà été installées (1,6 M$ CA). On estime que les autres pertes, notamment les pertes de profits des promoteurs et des constructeurs, ainsi que les pertes de revenus de la municipalité, se chiffrent entre 29 et 41 M$ CA, mais n’ont pas été prises en compte dans l’analyse coûts-bénéfices, car le gouvernement les a plutôt classées comme des « impacts liés à la repartition », c’est-à-dire des coûts qui vont être reportés ou redistribués à d’autres entreprises ou municipalités. Les pertes d’emploi ont été considérées comme transitoires.

Les autorités provinciales et municipales ainsi que les promoteurs ont indiqué que l’adoption du décret engendrerait beaucoup d’incertitude quant au potentiel de développement résidentiel et à la perte conséquente d’investissements et contribuerait à rendre le processus d’autorisation incertain et imprévisible pour d’autres projets d’infrastructure à venir. L’adoption du décret a également suscité de nouveau un débat sur la compétence en matière d’environnement, le ministre du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques du Québec ayant critiqué publiquement le gouvernement fédéral pour ce geste qu’il considérait comme une action unilatérale contraire au fédéralisme coopératif. De plus, le gouvernement provincial et les acteurs municipaux ont exprimé leurs préoccupations quant au fait que le décret créerait un précédent en matière de décret d’urgence adopté en vertu de la LEP dans d’autres régions de la province.

Il reste cependant à voir si les entités privées visées contesteront le décret ou demanderont à être indemnisées pour leurs pertes en vertu des dispositions d’indemnisation de la LEP. On ne sait pas non plus si la province de Québec remettra en question le fond même du décret ou l’autorité constitutionnelle du gouvernement fédéral à l’adopter.