Pour ceux qui s’intéressent à la concession de service public, l’arrêt du Conseil d’Etat du 21 décembre 2012 Commune de Douai c/ ERDF1 ne peut passer inaperçu. Il apporte en effet de nouvelles réponses en ce qui concerne le régime juridique des biens de retour, notamment lorsqu’ils ne sont pas totalement amortis lors de la résiliation anticipée du contrat.
Rendu en Assemblée plénière, l’arrêt ne remet pas en cause le droit des concessionnaires à une indemnisation, mais il limite strictement le montant de celle-ci qui, selon la haute juridiction administrative, doit se fonder sur la valeur comptable des biens inscrite au bilan de l’entreprise concernée.
L’arrêt Commune de Douai c/ ERDF fait suite au litige opposant la ville de Douai à Electricité Réseau Distribution France (« ERDF ») à propos de l’interprétation du cahier des charges de la concession du service public de distribution de l’électricité dont est chargée cette filiale à 100% d’EDF. La collectivité concédante estimait que les immeubles de bureaux et les logements des salariés travaillant pour ce service public étaient des biens de retour, ce qu’avait mis en doute la Cour administrative d’appel de Douai2 dans son arrêt contesté devant le Conseil d’Etat en cassation.
Le Conseil d’Etat ne se prononce pas sur la nature des biens litigieux et se borne à censurer la Cour de Douai pour s’être abstenue de qualifier ces biens.
A. Le Conseil d’Etat réaffirme le principe suivant lequel les biens de retour sont d’appropriation publique ab initio, uniquement s’ils sont situés sur la propriété de la collectivité concédante
Rappelons que les biens de retour se distinguent des biens de reprise et des biens propres du concessionnaire en ce que, nécessaires au service public, ils font retour gratuit à la collectivité en fin de contrat.
Le principe du retour gratuit des biens nécessaires au service public n’a cessé d’être réaffirmé depuis le début du 20ème siècle3 dans l’idée d’assurer en toutes circonstances la primauté et la continuité du service public. En lien avec ces exigences, prévaut la théorie selon laquelle ces biens appartiennent à la collectivité concédante dès leur réalisation ou leur acquisition par le concessionnaire.
Il faut reconnaître que cette théorie de l’appropriation publique ab initio des biens de retour pour la collectivité publique a des détracteurs car, comme le relève Bertrand Dacosta, rapporteur public, dans ses conclusions, l’intérêt de « reconnaître un droit de propriété au concessionnaire sur les ouvrages de la concession » serait de « (…) permettre à celui-ci de mobiliser des techniques de financement plus avantageuses impliquant de la part du financeur, la prise de sûreté sur le bien… ». Aussi le rapporteur public proposait-il d’admettre la propriété du concessionnaire sur les biens concédés pendant la durée du contrat tout en assurant la collectivité du respect de la continuité du service public. Selon ses conclusions « il faut et il suffit que la collectivité dispose de prérogatives et des garanties lui assurant, d’une part, en cours de contrat, le maintien de l’affectation de ces biens au service public, et d‘autre part, en fin de contrat, le droit d’en disposer, et d’en disposer gratuitement pour autant qu’ils ont été amortis ». Toutefois, le Conseil n’a pas suivi son rapporteur public.
Tout au contraire, l’arrêt rappelle que dès lors que les biens concédés sont « établis sur la propriété d’une personne publique4 (…) ils relèvent de ce fait de la domanialité publique ».
La seule possibilité offerte aux cocontractants est de stipuler dans le contrat que le concessionnaire exercera des droits réels.
Ce n’est que lorsque les biens concédés sont établis sur la propriété d’une personne privée que le contrat peut attribuer au concessionnaire la propriété de ces biens – pendant la durée de la concession – « sous réserve de comporter les garanties propres à assurer la continuité du service public, notamment la faculté pour la personne publique de s’opposer à la cession, en cours de délégation ».
Seule une loi5 pourrait permettre de mettre fin à l’appropriation publique ab initio des biens de retour. Ce qui aurait l’avantage, lors du retour des biens en fin de contrat, de fixer l’indemnité due au concessionnaire en fonction de la valeur économique réelle de ces biens.
B. Le Conseil d’Etat rejette toute possibilité pour le concessionnaire de percevoir, à raison des biens non amortis en fin de contrat, une indemnité excédant un montant correspondant à la valeur nette comptable desdits biens
Le rapporteur public, dans l’affaire ici commentée, proposait de permettre à l’administration et à son concessionnaire de déroger par voie contractuelle au principe d’une indemnisation des biens sur la seule base de leur valeur nette comptable (« VNC »). « (…) Imposer systématiquement – indiquent les conclusions - aux parties de ne prévoir une indemnisation des biens non amortis qu’à leur seule VNC pourrait être pénalisant pour le concessionnaire, puisque cette indemnisation ne tiendrait pas compte de leur coût de financement, non plus que de la nécessité pour l’entreprise de couvrir ses charges et de réaliser un bénéfice raisonnable. Des investissements nouveaux peuvent modifier l’équation économique d’une concession dans des conditions qui ne peuvent être rétablies par la seule approche comptable ».
Cette question de l’évaluation des biens non amortis en fin de contrat est en effet l’une des plus controversées tant les enjeux financiers de l’indemnisation du concessionnaire sont importants dans un contexte de crise économique. Chacun sait en effet que la VNC d’un bien est en général bien inférieure à sa valeur économique réelle.
En dépit du principe du retour « gratuit » des biens en fin de contrat, il est maintenant de jurisprudence établie que le concessionnaire a le droit à une indemnisation lorsque les biens ne sont pas totalement amortis en fin de contrat quelle qu’en soit d’ailleurs la cause. En premier lieu, lorsque le contrat est arrivé à son terme, mais que des investissements faits au cours de celui-ci n’ont pas été amortis, le Conseil d’Etat a reconnu par un arrêt du 4 juillet 2012 – Communauté d’agglomération de Chartres Métropole – que les articles du Code Général des Collectivités Territoriales (« CGCT ») sur les délégations de service public « ne font pas obstacle au droit du délégataire d’être indemnisé à hauteur des investissements non amortis à l’issue du contrat » 6. Le 4 mai 2011, le Conseil d’Etat avait reconnu, dans un arrêt CCI de Nîmes et autres, un principe identique lorsque le contrat est résilié « l’autorité concédante [pouvant] toujours, pour un motif d’intérêt général, résilier un contrat de concession, sous réserve des droits à indemnité du concessionnaire… »7.
En lien avec le calcul du montant de cette indemnité, deux arrêts récents du Conseil d’Etat – Société Maison Comba du 11 août 2009 et Commune de Chartres du 8 février 20108 – avaient en outre été bien accueillis par les entreprises, du fait de l’approche plus économique de l’équilibre financier du contrat retenue par la juridiction administrative. A propos de la durée d’une délégation de service public (qui inclut la formule de la concession), le Conseil d’Etat avait estimé, dans ces arrêts, que cette durée devait être fixée de manière à permettre au délégataire de « … couvrir ses charges d’exploitation liées à la nature du service et des exigences du délégant, ainsi que de la prévision des tarifs payés par les usagers, que cette durée coïncide ou non avec la durée de l’amortissement comptable des investissements ».
Dans l’arrêt précité du 4 mai 2011 – CCI de Nîmes et autres9 – le Conseil d’Etat avait semblé ouvrir la voie à un calcul de l’indemnisation du concessionnaire fondée sur l’amortissement économique des biens et ce, comme dans le cas ici commenté, en cas de résiliation anticipée de la concession. Il avait admis que les modalités de l’indemnisation « peuvent être déterminées par les stipulations du contrat » à la seule condition que cela n’entraîne pas au détriment de la personne publique « (…) une disproportion manifeste entre l’indemnité ainsi fixée et le montant du préjudice résultant, pour le concessionnaire, des dépenses qu’il a exposées et du gain dont il a été privé ».
Cette porte semble maintenant fermée puisque le Conseil d’Etat dans l’arrêt Commune de Douai impose la VNC comme limite absolue au calcul de l’indemnisation des biens non amortis en cas de résiliation anticipée du contrat10 tout en distinguant au demeurant deux cas de figure :
- Dans le cas où l’amortissement des biens a été calculé sur la base d’une durée d’utilisation inférieure à la durée du contrat, l’indemnité est égale à la VNC inscrite au bilan ;
- Dans le cas où leur durée d’utilisation est supérieure à la durée du contrat, l’indemnité est égale à la VNC qui résulterait de l’amortissement de ces biens sur la durée du contrat.
Cette jurisprudence ne risque-t-elle de réduire sensiblement l’attractivité des concessions de service public, au moins en France ?
- Premier paradoxe : Au moment où le régime de la concession de service public « à la Française » est en passe d’inspirer largement la future Directive européenne sur « l’attribution de contrats de concession »11, cette jurisprudence risque de rendre moins attractive la concession de service public en France.
- Deuxième paradoxe : Alors que, du fait de la crise, les investisseurs privés ont des difficultés croissantes pour obtenir des crédits et des garanties en vue de l’acquisition ou de la réalisation des investissements nécessaires au service public concédé, il eût été préférable de donner plus de flexibilité aux relations contractuelles entre concessionnaires et collectivités concédantes.
- Espérons que la Conseil d’Etat assouplira dans l’avenir sa jurisprudence de manière à mieux concilier les principes de continuité du service public et d’équilibre financier du contrat.